Nick Jordan : la série

En 1959 les collections Marabout Junior et Marabout Mademoiselle sont en plein essor. Leurs héros respectifs – Bob Morane et Sylvie – en sont les locomotives. Des éditions en langues étrangères voient le jour. Aux Pays-Bas dans un premier temps où apparaissent les collections « jaune » équivalent de Marabout Junior et « bleu » équivalent de Marabout Mademoiselle. Pour sa part, Bob Morane fait l’objet d’éditions en anglais, italien, danois, finlandais, espagnol, norvégien et même islandais. La même année, la première bande dessinée paraît dans le magazine « Femmes d’aujourd’hui ». C’est peu dire le poids que peuvent avoir Henri Vernes et son héros chez Marabout.
Malgré cela – ou peut-être à cause – la tentation est forte de répéter le succès obtenu par le héros maison. Il faut bien voir qu’à cette époque la collection Marabout Junior est partagée – de fait – en deux : Bob Morane (une parution sur quatre environ) et le reste (pour l’essentiel des récits de guerre, des documentaires divers ou des aventures « vécues »). L’arrivée d’un deuxième héros, aux ambitions de succès affichées par son auteur, ne va pas faire que des heureux, on s’en doute. Henri Vernes ne verra pas d’un bon œil l’arrivée d’un concurrent.
C’est en juin 1959 qu’apparait pour la première fois Nick Jordan. Toutefois ce nouveau personnage pose un problème à l’éditeur. Autant un héros comme Bob Morane est typique de ce que l’on peut décemment proposer à la jeunesse de ces années 50 (défenseur de la veuve et de l’orpheline, grand pourfendeur de dragon et toujours du coté du Bien), autant Nick Jordan, de part son métier d’espion, se présente comme plus ambigu. Ce qui incite l’éditeur à prendre quelques précautions. Ainsi on peut lire sur la page quatre de « Cerveaux à vendre » cette note sibylline :

« Pour les adversaires farouches comme pour les fanatiques endurcis des romans d’espionnage ou policiers, Marabout-Junior fait une mise au point intéressante en page 153. »

Et en se rendant à la page indiquée, on trouve le texte suivant :

« CHEVALIER
ou
MERCENAIRE?

_____Les héros modernes des romans d’aventures peuvent être classés en deux grandes catégories : les chevaliers et les mercenaires.
_____Les chevaliers : un exemple-type est certainement Bob Morane, le héros des romans de Henri Vernes. C’est un homme qui, sans doute, ne ressemble pas entièrement au chevalier du Moyen Age, mais comme lui c’est un homme libre, un maître de son destin. Cette liberté et ce destin, il les met au service d’autrui : risquant sa vie pour une noble cause, pour défendre un ami ou l’humanité tout entière, ou même parfois, simplement, pour satisfaire son désir de connaître le vaste monde. Comme le chevalier d’autrefois, il est entièrement désintéressé, et toujours, il abandonnera à d’autres le fruit de ses combats, suffisamment heureux, en ce qui le concerne, d’avoir pu vaincre parfois les éléments, parfois d’autres hommes, parfois lui-même, c’est-à-dire sa faim ou sa peur.
_____Un tel « chevalier » – faut-il le dire – encore qu’il ne prétende nullement être une créature parfaite, ne pourrait servir d’exemple concret et de modèle réel qu’en des occasions tout à fait exceptionnelles.
_____Qui donc, aujourd’hui, dispose de tous les loisirs, de toute la chance, de tous les hasards qui, seuls, permettraient une si exaltante existence, une vie toute entière consacrée à de merveilleuses entreprises.

_____Le héros-mercenaire par contre, se rencontre bien plus fréquemment dans le vie réelle ; et quand nous disons « mercenaire », chacun aura compris que nous parlons du policier, du détective, de l’espion ou du contre-espion. Ces hommes sont payés pour faire un certain travail et, en général, ce « travail » n’est guère de nature à fasciner les foules ; mais parce que souvent, cette activité se déroule dans un cadre plein de mystère, dans un monde plein d’ombre, dans un univers trouble et obscur, le roman d’aventures modernes – qu’il soit policier ou d’espionnage – a fait de ce mercenaire un dieu.
_____Presque toujours les auteurs de romans policiers oublient volontairement la vie réelle du détective pour l’enjoliver et l’idéaliser à plaisir ; ils laissent dans l’ombre toute l’amertume, la violence (le sadisme parfois), les petitesses qui sont le lot quotidien de cette vie, pour n’en garder que les côtés prestigieux, et par là même fallacieux.
_____Pourtant, ne serait-il pas possible de concevoir un héros de roman policier ou d’espionnage qui, tout en restant mercenaire, sache dépasser les aspects sombres et sordides de ses enquêtes – il en existe d’illustres exemples – sache mettre dans sa vie un véritable idéal, sache voir que, par-delà la mécanique et les manœuvres, même admirablement construites, des bandes auxquelles il s’oppose, il y a des êtres qui sont des hommes comme lui.
_____Il nous semble que c’est possible ; il nous a semblé que Nick Jordan, à la fois mercenaire et policier, pouvait trouver ici sa place.
_____Et si, un jour, l’auteur à l’occasion de montrer comment Nick Jordan est devenu l’homme que le présent récit nous décrit, on verra, derrière son impassibilité apparente – et indispensable – combien on peut trouver de sensibilité humaine. »

Ces précisions étaient-elles utiles? Peut-être car si Bob Morane se bat souvent contre des « méchants » imaginaires (l’Ombre Jaune, le Smog, le Tigre, etc), Nick Jordan, lui, va rapidement être confronté à un ennemi clairement identifié : le communisme. L’on comprend dès lors les précautions entourant la naissance de l’agent secret français.

Indépendamment de ces précautions prises par l’éditeur, il me semble intéressant de parler un peu de cette série.
Si cette série a pour but de distraire, n’oublions pas qu’elle s’adresse à des adolescents, elle n’a pas pour autant vocation à faire rêver mais joue plutôt sur la peur des choses que l’on devine mais que l’on ne maîtrise pas. Elle décrit un univers glauque, caché qui ne surgit que très rarement à la surface de l’actualité. Nous sommes en pleine guerre froide, la tension est permanente, chacun essaye de placer ses pions à son avantage, mais toujours sans faire de vague. C’est dans ce contexte qu’évolue Nick Jordan.
Mais, comme énoncé dans l’avertissement ci-dessus, l’auteur a voulu que son héros, tout en étant au service de son pays, soit également et avant tout un être humain. Nick Jordan remplie ses missions mais pour lui la fin ne justifie pas les moyens. Il lui arrive de désobéir pour mener le jeu à sa façon, c’est à dire avec toute l’humanité dont il est capable. C’est sans doute ce qui le distingue des « héros » de romans d’espionnage pour adultes.
Un des points forts de la série est incontestablement son aspect documenté. L’auteur ne se lance jamais à la légère dans une nouvelle histoire. Les lieux, les situations politiques, les cultures sont soigneusement étudiés afin de donner un aspect réaliste au récit. La recherche de documentation (Internet n’existe pas encore!) prend parfois plus de temps que la rédaction du roman lui-même. Ce travail indispensable contribue fortement au dépaysement du lecteur.
Un autre point fort de l’auteur est sa qualité d’écriture. Sans lyrisme ni poésie, le style adopté convient parfaitement à ce type de récit et au lectorat auquel il s’adresse. Les situations, les lieux, les personnages sont toujours décrits avec un soin méticuleux, mais pas ennuyeux, permettant au lecteur une forte imprégnation dans le récit. Le langage utilisé est clair, précis, souvent émaillé d’expressions qui aujourd’hui font sourire ou laissent perplexe.
Si vous en avez assez de lire et relire toujours les mêmes Bob Morane et si vous voulez retrouver cette ambiance si particulière des années 50/60 alors cette série est faite pour vous.

Extrait du magazine Marabout n°14

Extrait du magazine Marabout n°14. Merci à Masque Jade

 

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